La Mariée de Noël
Par : Louise Dufort
Depuis trois jours entiers, la neige n’a cessé de tomber, de se rouler, de se poudrer. On dirait que l’hiver s’amuse. Les paysages sont fantasmagoriques. C’est un Noël tout blanc que nous vivrons en cette année mil neuf cent cinquante et un. Ma rue est toute ouatée, les balcons ont l’air sucré et à la fin de l’après-midi, les fenêtres des maisons projettent leurs lueurs dorées sur la neige glacée.
Tout ça prend des allures de cartes de Noël et moi je rêve. Je rêve toute éveillée à cette nuit féerique qui nous bouleverse tant. Je songe à ce petit bébé tout rose que nous déposerons dans la mangeoire pleine de paille. J’imagine sa maman et le petit âne gris. Mais je pense également à ce sympathique bonhomme rouge à la barbe blanche, ce personnage si familier qui me chamboule le cœur quand il pose ses yeux sur moi. Au fond, je sais bien qu’il n’est pas ordinaire, ce vieillard. Il possède des pouvoirs magiques. Et il peut combler tous mes désirs les plus secrets.
Il y a environ un mois, j’accompagnais maman à l’épicerie. Soudain, j’aperçus un ange sur l’étagère du haut. Vision enchanteresse ! Elle était là, allongée dans une grande boîte bleue. Les yeux mi-clos, elle sommeillait au-dessus du comptoir des fruits. Ses cheveux blonds bouclés auréolaient son visage angélique, tandis qu’un léger voile de tulle blanc recouvrait sa jolie tête princière. Une robe immaculée, garnie de dentelles chatoyantes, cachait à demi ses pieds chaussés de satin. Dans ses petites mains, des fleurs minuscules complétaient l’enchantement. Ce qu’elle était jolie la mignonne ! Une magnifique poupée vêtue en mariée. De mes yeux, je n’avais jamais vu autant de splendeur. Éblouie, du haut de mes six ans, je fixais la scintillante fée. Mon cœur se mit à battre très fort. Au bout de mon étonnement, je m’exclamai :
— Oh Maman, regarde comme elle est belle. C’est cette mariée de Noël que je désire pour mes étrennes!
Ma mère ne mit guère de temps à repérer l’objet de mon émoi. Avec un sourire entendu, elle me déclara :
— Nous aurons besoin de beaucoup de timbres-prime pour la posséder mais avec l’aide du Père Noël, sait-on jamais?
Je n’ai rien compris à cette histoire de timbres. Depuis, je me réfugie au grenier de mes désirs pour peupler mes songes. Cette sublime poupée au minois ravissant a capturé mon cœur et mes pensées.
Deux jours avant la fête de la Nativité, nous nous habillons chaudement, mon frère et moi, car nous accompagnons maman pour l’achat de notre sapin de Noël. Chaque année, elle nous entraîne rue Saint-Joseph, sur un terrain illuminé d’ampoules blanches. Et là, à travers les sapins poudrés de neige, nous marchons dans les allées d’où monte une odeur de sapinage frais. Tout à coup, maman en désigne un du doigt. Le vendeur le relève, maman l’examine.
— Hum… non trop petit.
L’homme le replace, après quoi elle reprend son inspection. Soudain, son visage s’anime, son regard s’éclaire. De son index, elle pointe :
— Celui-ci s’il vous plait.
Le vendeur étend le bras, saisit le conifère, frappe un coup sec sur le sol gelé afin de le débarrasser de sa neige. Maman l’examine, le fait pivoter, rabat une branche de sa main libre pour observer le tronc, puis toise la cime. Combien ?
— Deux piastres.
— Allons donc, s’écrie maman d’un ton de connaisseur. Ça vaut tout au plus un dollar vingt-cinq.
— Bien voyons ma petite dame, mes prix sont bons, surtout que cette année, les sapins nous coûtent plus cher au transport.
— Les sapins, les sapins. Vous ne seriez pas en train de me passer une épinette là vous? De plus, il est tout dégarni du haut.
— Ben non, ben non, c’est un sapin ça, madame. Je n’ai pas d’épinettes, ça s’vend pas, ça (chèse) trop vite. Juste pour vous là, je vais vous faire un prix d’ami : une piastre et demie, pis c’est le mieux que j’peux faire.
Pour toute réponse, maman ouvre sa bourse en cuir repoussé, paie le bonhomme puis le remercie. Ma mère saisit le pied de l’arbre ; Francis et moi prenons la tête. Les aiguilles vertes et pointues pénètrent ma mitaine de laine.
— Ouche, ça pique !
— Oui, faites attention les enfants prenez-le par le coton.
— Pourquoi tu l’as acheté pareil maman ? Tu as dit qu’il était tout dégarni du haut, s’inquiète Francis.
— Oui j’ai dit ça pour que le marchand baisse son prix, mon chéri. Mais ça n’a aucune importance ; la tête, faut la couper pour y passer l’étoile.
Le vent souffle fort ; mes joues brûlent et mes yeux pleurent. Mais pour rien au monde, je me serais privée de cette expédition. La chaleur que je ressens au cœur en imaginant la poupée merveilleuse de mes rêves réchauffera tous les hivers glacials qui viendront.
Les préparatifs vont bon train. Maman a encore cuisiné toute la journée et dans quelques minutes, on terminera la décoration du sapin. La nuit dernière, l’arbre de Noël a dormi dans notre cuisine d’été sur un lit de vieux journaux. Ce soir, les parents l’ont installé au salon. Cela a pris un temps fou ; maman n’arrêtait pas de faire tourner la chaudière de sable. Finalement, elle a dit :
— Son plus beau côté est ici ; mets-le sur le devant Émile… oui comme ça c‘est parfait. Ensuite, papa a installé les ampoules de couleur et quand il eut terminé, il nous invita :
— J’ai fini les enfants, décorez-moi joyeusement ce sapin à présent.
Nous avons fait peur à papa je crois, car il a crié à maman :
— Batêche ! Marcelle, tu ferais mieux de venir voir ce qui se passe ici. On dirait deux petits chiots.
Et à notre intention, il grommela :
— Du calme, du calme les enfants ! Ne brisez pas tout, batêche !
L’église est bondée, la messe de minuit peut commencer. La foule bigarrée se prépare une fois de plus à fêter avec émoi, la naissance de cet enfant divin. Les hommes sont beaux et les femmes souriantes. Elles ont piqué sur le col de leurs manteaux de petits bouquets de corsage scintillants. Sur la jaquette en mouton de perse de maman, brillent des brins de houx ornés de satin rouge. Je suis incapable de détourner mes yeux de cette joyeuse parure. De temps à autres, je laisse mes doigts caresser la douce fourrure et je défrise les boucles qui reprennent leur forme aussitôt libérées de mes petits doigts. La tête appuyée sur le bras de papa, Francis s’est assoupi sur le banc de bois lustré.
Majestueusement s’élève dans l’air un chant doux, pieux qui transporte les cœurs. Un frisson de bonheur dispense une généreuse pluie d’amour, sur cette foule docile. La magie de Noël distribue ses bienfaits et sa paix aux hommes de bonne volonté. Et puis les cloches folles carillonnent dans la nuit, mettant ainsi fin à mon impatience.
Tout doucement, de minuscules plumes d’anges toutes blanches tombent du ciel. Quelques-unes s’accrochent à mon bonnet de laine. Frérot tire la langue pour s’en faire un dessert et le creux du chapeau de papa en est vite rempli. Le rythme s’accentue et les plumes se font plus denses, puis elles tourbillonnent et caracolent avant de se coucher au sol. La neige forme un tapis et nous laisse admirer des millions de diamants en cette nuit étoilée.
— Tu crois que le Père Noël est passé maman ? demande Francis avec ses petits yeux coquins.
— À cette heure-ci, sûrement, mon grand !
Mon frère me sourit, nous pressons le pas. Le reste du chemin s’achève dans un joyeux bavardage. Enfin, papa tourne la clef dans la serrure. On peut presque entendre battre nos cœurs. Oh merveille ! Tout au pied du sapin, elle est là. Je retiens mon souffle, mon cœur s’emballe… La robe ouverte comme un parapluie, le dos appuyé à un gros cadeau rouge, ses yeux de saphir me fixent. Prestigieux p’tit bonheur, la mariée de Noël est au rendez-vous.
À bientôt